La lutte contre le VIH, la tuberculose et le paludisme est très souvent axée sur une approche essentiellement hygiéniste, thérapeutique ou biomédicale. Sans remettre en cause l’intérêt ou la pertinence d’une telle approche, cet article suggère d’élargir résolument l’ambition de cette lutte jusqu’aux frontières des inégalités sociales. En effet, la santé tout comme la maladie ne sont pas des états de fait strictement aléatoires ou naturels. Elles ne dépendent pas seulement de la constitution biologique, de l’environnement, des comportements individuels ou de la prise en charge médicale. Leur distribution est presque toujours fonction du statut socioprofessionnel ou de l’appartenance sociale. Ceux qui sont au sommet de la pyramide sociale jouissent d’une meilleure santé que ceux sont directement en dessous d’eux, qui eux-mêmes sont en meilleur santé que ceux qui sont juste en dessous …et ainsi de suite jusqu’au plus bas de la pyramide. C’est ce qu’on appelle communément le gradient social de santé. Ce qui suppose que plus on grimpe dans la hiérarchie sociale, meilleure est notre état de santé. Ce qui est valable au niveau interne aux États, l’est davantage au niveau international.
Les lignes qui suivent démontrent que les inégalités sociales renforcent les vulnérabilités sanitaires, prolongent les pandémies et nourrissent une inégalité (durée et qualité) des vies à l’échelle internationale. On a pu le constater avec la pandémie COVID-19. Celle-ci a « frappé de manière disproportionnée des centaines de millions de personnes parmi les populations les plus défavorisées, comme celles qui vivent dans des pays à revenu faible ou intermédiaire, appartiennent à des groupes socialement discriminés ou occupent un emploi informel, ainsi que les filles et les femmes ». Elle a surtout « rappelé une dure réalité : un accès inégal aux revenus et aux opportunités est non seulement source de sociétés injustes, détraquées et malheureuses, mais tue littéralement des gens ».
Relativement aux VIH, à la tuberculose et au paludisme, le constat est le même. Le gradient social de santé revêt ici également, une puissance explicative importante. Les maladies sont plus présentes au bas de l’échelle sociale et diminuent au fur et à mesure que l’on monte dans l’échelle. De l’avis même du Directeur Exécutif de Fonds mondial et de la Directrice Exécutive de l’ONUSIDA, « dans le combat qui vise à mettre un terme aux maladies, les inégalités sont souvent le principal obstacle ». Car elles aggravent les pandémies et s’en nourrissent (causation bidirectionnelle). Elles dénichent les brèches dans nos sociétés et les agrandissent. Bref, elles rendent les maladies et les pandémies plus longues, plus mortelles et plus préjudiciables pour les pays en voie de développement, au rang desquels on retrouve de nombreux pays africains; région du monde qui souffre le plus de pauvreté et qui porte la charge la plus importance de certaines maladies.
S’il est vrai qu’avec la recherche et l’accessibilité des antirétroviraux (ARV) l’espérance de vie des personnes vivants avec le VIH a globalement augmentée à travers le monde, celle-ci demeure cependant proche de la moyenne propre à chaque pays. Ainsi, quand l’espérance de vie d’un homme vivant avec le VIH et sous traitement est de 53 ans au Tchad et de 54,2 ans pour une personne séronégative née en 2019, elle est de 69,4 ans au Canada et 82 ans pour une personne séronégative née 2019. Les seize et vingt-huit années d’écarts respectifs entre les deux catégories des pays cités ne peuvent seulement être attribuées à la loterie naturelle de la vie ou à un déterminisme religieux du type « c’était son jour » (entendu ici comme : le jour où il devait nécessairement mourir). S’il est vrai que d’autres facteurs (genre, âge, constitution biologique, couleur de peau, handicap, etc.) entre dans la distribution des vulnérabilités sanitaires, on peut néanmoins affirmer que les facteurs socio-économiques (les inégalités de revenus, la précarité sociale, l’insuffisance des ressources étatiques, la faiblesse du système de santé, etc.) rendent compte de l’âge peu élevé que peuvent espérer atteindre les Tchadiens vivants rendent compte de l’âge peu élevé que peuvent espérer atteindre les Tchadiens vivants avec le VIH. À l’échelle internationale, il y a de manière générale une corrélation factuelle, empirique entre le niveau des revenus ou du PIB et la vulnérabilité face aux maladies et aux pandémies. Le niveau de vie subordonne, détermine, structure de manière centrale et décisive ces vulnérabilités. « Avoir un statut social plus élevé, un emploi plus stable, être plus riche et plus diplômé ne garantit pas seulement une meilleure situation sociale, une plus grande aisance financière et des conditions d’existante plus favorable, elle permet également une vie plus longue et en meilleure santé[1] ».
En fait, ce sont les structures économiques domestiques et surtout internationales qui génèrent ces inégalités profondes. Les effets en sont particulièrement criards et criants en Afrique subsaharienne. L’insécurité sanitaire – et partant l’inégalité des vies – qui fait le lot quotidien du continent c’est avant tout l’échelle croissante des inégalités mondiales.
Prenons un autre exemple pour illustrer notre propos. Imaginons le cas d’une femme kenyane qui présente depuis plusieurs semaines les symptômes suivants : inconfort physique, amaigrissement progressif, fièvre, toux prolongé, ganglions lymphatiques enflées, perte d’appétit, essoufflements et douleurs thoraciques. Elle se rend à l’hôpital et découvre à l’issue des examens médicaux qu’elle souffre de tuberculose. Nonobstant la prise en charge médicale, elle décède quelques jours plus tard. Une première lecture, en l’occurrence médicale parle alors d’une complication liée à une détection tardive de la forme active de la maladie. Mais il y a d’autres façons (complémentaires) d’élucider les causes de son décès. Une analyse plus large permettrait de découvrir que si cette femme de ménage (profession), veuve et mère de 5 enfants s’est rendue tardivement à l’hôpital, c’est parce qu’elle était confrontée à un problème d’accès aux soins (coûts, distance, assurance, etc.). Pire encore, elle vivait dans un logement insalubre situé dans un quartier pauvre, pollué et extrêmement propice à l’éclosion des maladies infectieuses. En fait, chez cette dame comme chez plusieurs autres habitant(e)s de ce quartier, la précarité de la vie sociale ou biographique a fini par inscrire son empreinte mortifère dans vie biologique. En empruntant les mots de l’anthropologue de santé Didier Fassin, on dira qu’ici comme dans de nombreuses circonstances sociales similaires, la mort correspond à l’inscription dans les corps des inégalités produites par la société. C’est l’aboutissement des processus par lesquels le social passe sous la peau.
S’il est vrai que les inégalités tuent, les solutions sont cependant à notre portée. La lutte contre le VIH, la tuberculose et le paludisme est fondamentalement un enjeu de justice sociale. En dépit de l’envergure et de la complexité de la tâche, c’est sur les leviers sociaux qu’il faut agir pour mieux prévenir ces maladies.
Les inégalités sociales ne relèvent pas du hasard ou de la fatalité. Elles procèdent des choix politiques et économiques qui peuvent être corrigées. Ce qui est construit socialement peut être déconstruit socialement.Pour vaincre les maladies, il faut peser sur la cause racinaire du problème, c’est-à-dire s’attaquer résolument aux inégalités sociales qui les nourrissent et les aggravent. Pour nous remettre sur les rails et en finir une bonne fois pour toutes avec le VIH, la tuberculose et le paludisme en tant que menaces de santé mondiale en général et celle des africains en particulier, nous avons « par-dessus tout besoin d’un engagement à toute épreuve pour combattre les inégalités qui [les] alimentent. C’est un défi que nous pouvons et que nous devons relever[2] », dit lucidement Peter Sands et Winnie Byanyima.
Compte tenu du fait qu’une telle perspective implique inévitablement une réforme du système économique mondial et une meilleure redistribution de la richesse créée collectivement, celle-ci n’ira pas sans susciter de nombreux obstacles ou réticences. Il faut en tenir compte, mais sans jamais anesthésier la tension vers un idéal d’équité sociale. L’effectivité d’un tel idéal permettrait d’élargir et de dynamiser la palette des déterminants sociaux de la santé. Car, répétons-le, la réduction des inégalités sociales à l’échelle mondiale constitue le principal viatique contre les vulnérabilités sanitaires et l’inégalité de vies y afférentes.
L’intérêt d’une telle approche, vous l’avez sans doute compris, réside dans le fait qu’elle permet de soigner le mal plutôt que la douleur. Elle se fait fondamentalement plus préventive que curative. Elle suggère de prioriser les solutions systémiques et durables plutôt que le « camionnage humanitaire » de circonstances. Les problèmes ne se résolvent pas dans la durée par la charité, mais par la justice et l’équité. Il y a en tout cas une préséance pragmatique et éthique de la seconde valeur citée sur la première. Et comme dit le proverbe Baham au Cameroun : « Si tu veux venir en aide à ton voisin qui a faim donne-lui les semences plutôt que le maïs grillé ». Plus les États seront divisés par les inégalités sociales, moins ils pourront lutter efficacement contre les maladies et les pandémies. Une communauté mondiale qui brille par de fortes disparités ne peut rester saine.
[1] Compte tenu de l’étroitesse d’un tel article nous ne pouvons-nous livrer d’abondantes précisions sur ce point précis. Mais on peut retenir qu’il y a une différence importante entre l’espérance de vie qui réfère à la durée et celle qui renvoie à la qualité de vie. « D’un côté, combien d’années peut-on espérer vivre ? De l’autre, que peut-on espérer de la vie ? Passer de la première à la seconde formulation déplace radicalement la perspective. Parler d’inégalité des vies n’est plus seulement s’interroger sur les disparités de leur durée, mais considérer les différences entre ce qu’elles sont et ce que les individus sont en droit d’en attendre. On ne parle plus là de quantité mais de qualité, non plus de longévité mais de dignité », Didier Fassin, L’inégalité des vies, Leçon inaugurale prononcée au Collège de France le jeudi 16 janvier 2020.
[2] Peter Sands et Winnie Byanyima, Op. cit.,