Alors que l’échéance de 2020 est pratiquement consommée, les plus récents chiffres obtenus auprès du Comité national de lutte contre le sida (CNLS) indiquent que le Cameroun affiche un résultat de 94-69-79 au tableau des objectifs de 90-90-90 arrêtés par l’ONUSIDA. Ainsi, si le pays peut se réjouir d’avoir atteint et même dépassé le premier objectif qui était que 90% des personnes vivant avec le VIH/sida soient au courant de leur statut sérologique, il lui reste du chemin à faire pour les deux autres objectifs. Ceux-ci consistant, pour l’un, à faire en sorte que 90 % des personnes séropositives soient sous traitement antirétroviral (ARV), et pour l’autre à parvenir à avoir 90% des personnes sous traitement ARV ayant une charge virale indétectable.
Pour Fogué Foguito, directeur exécutif de l’ONG Positive Generation qui milite pour l’accès aux soins de santé au Cameroun, cette performance en demi-teinte peut s’expliquer par des raisons d’ordre structurel et stratégique.
“Sur le plan structurel, dit-il, les infrastructures en elles-mêmes n’étaient pas préparées pour s’approprier ce concept de 90-90-90. Parce que le plateau technique n’est pas adapté”. “Sans aide extérieure, avons-nous les moyens structurels et techniques de mettre 90% des personnes séropositives sous traitement ? Avons-nous les moyens humains et techniques pour faire en sorte que 90% des personnes qui sont sous traitement ARV aient une charge virale indétectable ? Combien a-t-on de machines pour détecter la charge virale ? Et à quel coût ?” Questionne-t-il pour mieux exprimer sa pensée.
Stigmatisation
Au passage, Fogué Foguito souligne que ce défaut structurel n’est pas l’apanage du Cameroun, mais peut être mis en évidence dans la plupart des pays d’Afrique ; d’où l’échec dans l’ensemble de cet objectif de 90-90-90.
S’agissant de la carence stratégique, ce chercheur trouve que l’ONUSIDA fonctionne aujourd’hui comme une “boîte à tubes”. “L’ONUSIDA a lancé le tube de 90-90-90 sans véritable préparation, en se disant que les pays vont se l’approprier et le mettre en œuvre. Et maintenant, il est déjà à une autre cascade qui est le 95-95-95. On ne peut pas chaque fois repousser la ligne d’arrivée alors qu’on n’a même pas pu atteindre la première”, s’insurge-t-il.
Mère de famille vivant avec le VIH/Sida à Douala, Jeannette Naken pointe quant à elle un doigt accusateur sur la stigmatisation qui persiste dans la société camerounaise malgré les multiples campagnes de sensibilisation. Une situation qui, d’après son récit, fait que beaucoup de gens infectés ou malades aient du mal à accepter leur statut. “Aujourd’hui encore, relate cette dernière, il y a des familles dans lesquelles le VIH/sida demeure un sujet tabou. Du coup, on voit des personnes qui font un test qui se révèle positif ; mais elles n’arrivent pas à l’assumer. De la même manière, lorsque vous essayez d’expliquer aux gens la nécessité de s’arrêter auprès des unités mobiles de dépistage pour faire leur test gratuitement en quelques minutes seulement, il y en a qui ne l’entendent pas de cette oreille”.
Pour sa part Yap Boum II, enseignant à la faculté de médecine de l’université de Yaoundé I et chercheur à Epicentre chez Médecins sans frontières, estime que l’objectif des 90-90-90 était quelque peu “ambitieux”. Raison pour laquelle il y a peu de pays qui ont pu l’atteindre.
Pistes de solutions
Dès lors, il suggère quelques pistes de solutions qui pourraient permettre au Cameroun d’améliorer ses performances pour atteindre le nouvel objectif qui est de 95-95-95 pour 2030. “On a effectué des dépistages lors d’événements, dans des lieux publics, dans des écoles, c’est un premier pas, dit-il. Mais, le challenge est qu’on doit changer de philosophie et aller encore plus loin pour amener le diagnostic vers la communauté et non la communauté vers le diagnostic”. Concrètement, il pense qu’on doit arriver à un niveau où ce ne sont pas les personnes qui vont vers les centres et lieux de dépistage; mais, que ce soient ces derniers qui aillent vers les personnes dans une sorte de campagnes de dépistage porte-à-porte, avec, bien une grande participation des agents de santé communautaires. “Nous voyons bien des vendeurs ambulants de marchandises aller de porte en porte dans les villages et les villes pour proposer leurs produits. Je crois qu’on devrait imaginer la même démarche pour le dépistage du VIH”, estime l’universitaire.
Et naturellement, Yap Boum II accueille favorablement le déploiement de nouveaux outils, à l’instar du “self-testing” qui, de son point de vue, donnent la possibilité à tout un chacun de pouvoir se tester chez soi en suivant des procédures “relativement simples”.
En ce qui concerne la prise en charge, Fogué Foguito pense que le succès des objectifs de lutte contre le VIH Sida passe par l’implémentation de la couverture maladie universelle (CMU). Pour lui, si la CMU n’est pas une panacée, “elle constitue un levier conséquent pour l’atteinte d’un certain nombre d’objectifs majeurs dans le secteur de la santé, y compris la lutte contre le VIH/sida ; dans la mesure où la CMU permet de mutualiser les dépenses”. Mais, il souligne qu’il faut au préalable s’assurer que le système de santé en lui-même est adapté à ces défis et que les stratégies qui sont mises en œuvre ont été expérimentées avant d’être lancées à grande échelle, et avec une prise en compte des réalités locales de chaque pays.
Télémédecine
Sur la question de l’adaptation des systèmes de santé justement, Yap Boum II insiste sur l’urgence de mettre fin à la stigmatisation qu’il y a au moment de la prise en charge. “Le patient séropositif qui va à l’hôpital doit s’aligner dans le rang des patients vivant avec le VIH/sida. Il y a là encore une stigmatisation très importante qui décourage certaines personnes qui auraient voulu se mettre sous traitement”, regrette-t-il. Par conséquent, ce chercheur pense qu’avec le développement de la télémédecine, les autorités et les autres acteurs du secteur de la santé ont l’opportunité de trouver un moyen permettant aux patients de recevoir leurs médicaments de façon plus confidentielle, sans que les voisins, les amis, la famille sachent qu’ils sont porteurs du VIH.
Jeannette Naken attire enfin l’attention sur le caractère “très contraignant” de la prise quotidienne du médicament contre le VIH/sida et qui pourrait expliquer l’échec sur les deux derniers “90”. “Il serait souhaitable, plaide-t-elle, qu’on trouve le moyen de réduire la fréquence de la prise des antirétroviraux. Car, ce n’est vraiment pas évident de les prendre tous les jours sans sauter. Ce n’est pas du tout évident”.
Pour sa part, le CNLS qui n’a pas répondu à nos questions, indique dans un document que le gouvernement a pris des mesures pour faire “face à plusieurs barrières telles que l’accessibilité géographique, la qualité des services, les barrières socio-économiques et culturelles identifiées comme frein pour l’atteinte des objectifs 95-95-95 à l’horizon 2030, notamment le troisième 95”.